Martin Steffens : « Qu’aurait fait saint François à l'heure du masque obligatoire ? »


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Catégorie : Réflexions et méditations diverses

Auteur : famillechretienne.fr

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Le port du masque est désormais obligatoire en entreprise, à l'école, et dans de très nombreuses villes [...] . Le philosophe Martin Steffens estime que cette obligation généralisée pose un réel problème de conscience.

Article de famillechretienne.fr

Photos : Pixabay.com

La décision de faire porter des masques à tous, partout, y compris à l'école ou à l'extérieur, est-elle critiquable ?

Quand une décision politique concerne toute la population, il doit y avoir une réflexion libre, donc critique. Problématiser la généralisation du masque est un devoir citoyen. Il ne faut pas craindre de se trouver pris entre deux préoccupations légitimes : la remontée de l'épidémie et l'adoption progressive et irréversible d'habitudes incompatibles avec une vie sociale épanouie. Le déconfinement se révèle comme l'extension du confinement à toutes les sphères de notre vie. Ce n'est pas rien !

Sur le plan politique, on doit se demander par exemple quel est le statut légal de ces mesures. Est-ce un décret ? L'état d'urgence, dont on est censé être sorti, est en toute rigueur de termes ce qu'on appelle une dictature, c'est-à-dire la délégation, normalement temporaire, de toutes les décisions au seul gouvernement. Or la dictature n'est ni un état politique normal, ni donc quelque chose à quoi s'habituer.

D'autant que, sur le plan des faits fermement établis, aucun cluster en plein air n'est à signaler. Ainsi, quand Jean Castex a évoqué de la nécessité d'étendre le port obligatoire du masque en extérieur, Martin Blachier, médecin épidémiologiste et spécialiste en santé publique, confiait dans La Croix , avec quelques autres collègues médusés (13 août 2020) : « En entendant cela, j'ai failli tomber de ma chaise. »

Et le masque à l'école...

Pour les enfants, suivre six heures de cours avec un masque, c'est terrible. Le philosophe italien Giorgio Agamben dit que le camp de concentration est le modèle de la gestion des corps dans nos démocraties. Ce propos, choquant, trouve dans les mesures sanitaires imposées à nos enfants une terrible illustration. Pourquoi se soucie-t-on si peu de la violence qu'on leur inflige ?

« Dans leur horreur [les camps de concentration] ont effacé les visages et l'histoire, transformant l'homme en numéro, le réduisant à un rouage dans une énorme machine. L'homme n'est plus qu'une fonction ... De nos jours, nous ne devrions pas oublier qu'ils préfiguraient le destin d'un monde qui court le risque d'adopter la même structure que celle des camps de concentration, si la loi universelle des machines était acceptée....

— Cardinal Ratzinger, (PAPE BENOÎT XVI) Palerme, le 15 mars 2000 (ajout)

Que change le port du masque dans notre relation aux autres ?

Bruno Chenu disait que la religion chrétienne est la religion du visage. Nous sommes la civilisation du visage et, dans notre Histoire, ce n'est jamais impunément que le visage a disparu. Car qu'est-ce que le visage ? C'est ce que je confie à autrui. Car le visage est la part de moi que mon interlocuteur voit mais que, moi, je ne peux voir. Je le lui offre, nu, en espérant qu'il saura l'accueillir et l'habiller d'un sourire. Avoir un visage, c'est ainsi accepter de ne pas s'appartenir tout à fait. Dans le visage à découvert, il y a tout le risque de la relation.

Il est vrai que dans nos vies urbaines, nous sommes souvent dévisagés, tant nos regards furtifs se croisent ou se toisent, sans jamais s'envisager. Mais c'est accroître le mal de la solitude que d'y ajouter une couche.

Le masque, en protégeant l'autre, se présente pourtant comme un acte de bienveillance envers les plus fragiles ?

Attention ! Les plus fragiles, d'accord, mais ce ne sont pas seulement les plus de 65 ans. Dans l'ordre de la vie, ce sont d'abord les enfants. Est-ce qu'on a le droit de leur imposer ce discours permanent de la peur, puis ce masque qui en est le symbole ? On peut bien leur parler d'accueil et de tolérance en classe, mais on les élève dans une société organisée autour de l'hygiène, de la peur de la mort et de la méfiance. L'humanité de nos enfants est une chose fragile autant que précieuse, qui ne [s'épanouit] pas dans n'importe quelles conditions.

Lire : Les graves conséquences psychologiques pour les enfants obligés de porter le masque à l'école

Et puis il y a une autre population, qui est la fragilité absolue : nos morts. Un mort, ne pouvant plus rien pour lui, nous est absolument confié. Plus encore qu'un bébé ou un vieil homme. Or qu'a-t-on vu ? Des milliers d'inhumation se sont faites sans ce rite qui était pourtant leur dernière volonté, sacrée. L'anthropologie nous montre que l'humanité commence par le soin qu'elle prit du corps du défunt. On peut craindre aussi qu'elle finisse avec lui.

Jusqu'où doit donc s'appliquer la vertu de prudence ?

La prudence consiste en une juste articulation des moyens à la fin. Si je ne me donne pas les moyens d'arriver sain et sauf à mon lieu de vacances, si je ne révise pas ma voiture par exemple, c'est imprudent. Mais cette juste articulation se perd aussi si je déploie des moyens fous : si, par exemple, au lieu de partir en vacances, je passe mon temps à faire réviser la voiture. Justement, n'est-on pas en train de mettre entre parenthèse notre humanité pour la sauver ?

« La peur de ne pas mourir d'amour, devrait être plus grande que la peur de tomber malade. »

Je crois que l'explosion des moyens mis en œuvre vient de ce que la fin n'est pas bien fixée. Nous visons par ces mesures la conservation de la vie. Mais la conservation de la vie n'est pas un but, c'est un moyen ! Je ne vis pas pour continuer de vivre indéfiniment, mais pour vivre pleinement l'expérience humaine.

« Je préfère mourir demain si je ne dois plus embrasser mes petits-enfants, les voir rire et chahuter... »

— Témoignage d'une grand-mère ; sott.net (ajout)

« Celui qui veut garder sa vie la perd, disait le Christ. Et qui la donne la reçoit en abondance. » Certes, la vie n'est pas faite pour la mort. Mais elle n'est pas non plus faite pour elle-même. La vie s'accomplit bien au-delà d'elle-même, si bien que cette vie qu'on veut seulement conserver perd en même temps tout son sens [...].

La question est : où est-ce qu'on met notre peur ? Si on avait dit aux Résistants qu'ils devaient être prudents, c'est-à-dire veiller à rester le plus longtemps possible en vie, la Résistance n'aurait pas eu lieu. Mais eux se souvenaient qu'il y a pire que la mort du corps. La peur de ne pas mourir en état de grâce, ou pour le dire de façon contemporaine, la peur de ne pas mourir d'amour, devrait être plus grande que la peur de tomber malade.

Il n'y a pas de peur dans l'amour, l'amour parfait bannit la peur.

1 Jn 4: 18

Le chrétien a pour lui l'exemple de saint François d'Assise qui embrasse le lépreux.

Oui. Mais il s'entend dire que ce n'est pas chrétien d'embrasser un lépreux parce que vous risquez peut-être de lui filer le rhume qui l'emportera. « Quand on aime ses proches, on ne s'approche pas trop. » Aimer son prochain, c'est désormais s'en tenir à distance. Qu'aurait fait saint François aujourd'hui ? Aurait-il embrassé ?

Jacques Lacan disait que l'Histoire est celle des épidémies. Comme exemple, il donnait le christianisme qui s'est répandu irrésistiblement, rapidement, touchant l'humanité entière. Le Christ n'a pas craint de toucher, de se laisser toucher, et de propager ainsi cette chose infiniment dérangeante qu'est la charité [par laquelle nous nous unissons à Dieu]. Dieu, c'est cette intrusion du prochain dans ma vie. Ce sont les petits-enfants qui veulent faire un câlin à leurs grands-parents.

Comment réagir, devant une telle inflation de mesures sanitaires ?

C'est délicat. Deux attitudes peu pertinentes s'affrontent. On peut être tétanisé par la peur, peur d'être infecté et d'infecter et ne pas oser dire son malaise. Se taire et se terrer… [...]

On peut aussi faire le malin. Snober la peur des autres. Or nous ne pouvons pas mépriser la mort. Même les chrétiens ont peur de la mort, comme Jésus à Gethsémani. Mais ils ont plus peur encore de ne pas vivre ce qu'il y a à vivre quand on est humain. Si Jésus s'était arrêté à Gethsémani, il n'y aurait certes pas eu la Passion, mais non plus la Résurrection.

« Nous avons les chefs que nous méritons »

On peut aussi faire l'indigné. Posture injuste ! Nous avons les chefs que nous méritons, ils ont la puissance que nous leur donnons. Ce sont les Français eux-mêmes qui ont réclamé des masques, qui ont demandé à être protégés. De même, j'entendais un intellectuel, athée militant, s'indigner : un membre de sa famille, mort du Covid, avait été « mis dans un sac poubelle », puis incinéré après une cérémonie expéditive à suivre sur un réseau social. Que fait l'Église catholique, demandait-il, en rappelant que c'est l'attachement aux formes symboliques qui fait l'homme. Or cet homme a toujours combattu et méprisé le rite chrétien et ses dogmes. Ce qui lui arrivait de terrible, c'est qu'il avait gagné. Il obtenait en retour le traitement du déchet humain.

Ainsi, au lieu de s'indigner, demandons-nous aussi si nous n'avons pas voulu ce qui nous arrive…

... ils ont oublié le Seigneur leur Dieu, et lui les a vendus au pouvoir [...] du roi de Moab, qui leur ont fait la guerre... Vous m'avez dit : “Non, c'est un roi qui doit régner sur nous” – alors que votre roi, c'est le Seigneur votre Dieu... Et maintenant, voici le roi (*) que vous avez choisi, celui que vous avez demandé, et voici que le Seigneur vous l'a donné. Puissiez-vous craindre le Seigneur, le servir, écouter sa voix, sans vous révolter contre les ordres du Seigneur et, vous-mêmes avec le roi qui règne sur vous, puissiez-vous suivre le Seigneur votre Dieu !

1 S 12: 9-14 (ajout)

(*) Ou Président !

Comment vivez-vous les consignes sanitaires liées à la Covid à l'Église ?

Le zèle de l'Église est encore plus violent que le zèle à l'école : le saint chrême au bout d'un coton-tige, des billets avec QR-code pour réserver sa place à la messe, des flèches au ruban adhésif sur le sol... La dernière fois que je suis allé à la messe, le distributeur de désinfectant était dans le bénitier. Le prêtre nous parlait des consignes de façon infantilisante. On se dit que le protocole a fini de vaincre les mœurs, d'effacer les bonnes manières qui nous restaient. Nous chrétiens sommes de moins en moins dans le monde, puisque le monde partagé disparaît sous nos yeux, et de plus en plus « du monde », demandant à la technique de nous sauver de la mort.

Ce ne fut qu'une parenthèse ?

Précisément, ce qui est sacré, c'est ce qu'on ne met pas entre parenthèse. Et puis, vous savez, le temps fléché de l'Histoire ne connaît que la première des parenthèses : quand l'une s'ouvre, rien ne la referme. Hiroshima n'est pas une parenthèse qui fut autorisée par la guerre : c'est l'impossibilité de revenir en arrière. Les événements reconfigurent notre façon de vivre, d'être en relation.

En réalité, je crois que les enfants et les professeurs, avec le téléenseignement, vivent ce qu'ont vécu les paysans et les ouvriers au moment des Révolutions industrielles. Nous enseignions de manière artisanale, avec nos corps et en présence. C'est sans doute fini. On regarde les images de Charlie Chaplin emporté par un mécanisme immense. Au moins arrive-t-il, à cause de sa maladresse, à l'enrayer un peu… Mais la machine qui nous tient est, quant à elle, purement virtuelle.

Y a-t-il de quoi s'inquiéter d'une tendance totalitaire de nos sociétés ?

On s'imagine le totalitarisme avec des bottes battant le pavé, parce que nous viennent les images de la guerre 39-45. Mais dans son fonctionnement normal, le totalitarisme repose sur un État souvent faible, incapable d'assurer la sécurité intérieure, mais omniprésent, incirconscrit dans ses missions, s'occupant de tout et de rien. L'État totalitaire, nous dit Arendt, est souvent désorganisé, multipliant les ordres contradictoires… mais il est partout. Il flotte dans l'air, entre chez vous et, comme ces masques, colle à votre peau, au plus près de votre respiration. Il ressemble moins à un parent autoritaire qu'à un parent possessif.

Autre contresens : on croit que le totalitarisme vient d'en-haut alors qu'il repose sur le zèle de quelques-uns et la peur collective. Hannah Arendt pensait ce système édifié sur la « banalité du mal », soit sur la soumission à des ordres mortifères exécutés sans réfléchir. Mais puisque ce nouvel ordre est sanitaire, il se fonde plutôt sur la banalité du bien, la bonne volonté qui en ajoute, le bénévolat de ceux qui collent des flèches partout.

Ne craignez-vous pas d'être taxé de prophète de malheur ?

Si vous regardez la Bible, il n'y a de prophète que de malheur. Car sa fonction est de réveiller. L'acte prophétique est d'indiquer un malheur, non parce qu'il va arriver [...] mais pour qu'il n'arrive pas. Comment tenir ensemble liberté et protection ? Le prophète, contrairement au devin, ne croit pas au destin, mais en une difficile liberté, à reconquérir toujours sur nos idoles. Parler de totalitarisme, on pourra dire que c'est faire sonner trop vite les cloches. Oui, mais après, ça sera trop tard.

Comment peut-on résister à cette tentation totalitaire ?

Je ne sais pas. Pas par des coups d'éclat. Polyeucte en détruisant les idoles va au-devant du martyre. Nous sommes pour l'heure appelés à une autre forme de résistance. Je pense à un ami prêtre qui, depuis la reprise des messes, n'a jamais parlé du Covid dans son église. Surtout ne pas en rajouter. Dans la préface de mon prochain livre, Marcher la nuit, je rappelle que les grands régimes totalitaires s'effondrent par la somme des non-consentements individuels. Chacun faisait un peu moins bien sa tâche. Les régimes ont besoin de cœurs de pierre façonnés par la peur, la haine, l'endurcissement. Il faut donc cultiver un cœur de chair qui se tient à l'écart de tout zèle et travailler chaque jour à souffrir de cette situation. Dire à qui veut l'entendre qu'on en souffre, que la situation ne va pas de soi, qu'il ne faut jamais s'y faire, sans s'enfermer dans une posture de mépris pour les autres. Cela finira par avoir un effet. Car la souffrance n'est pas purement passive, celle du Christ sauve le monde.

Propos recueillis par Pauline Quillon

Martin Steffens publie en octobre Marcher la nuit aux éditions Desclée De Brouwer.

Lire aussi : Prêtre poignardé en Italie : mourir en aidant son prochain, est-ce la vocation de tout chrétien ?

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